Métamorphoses 

par Catherine Koenig, historienne de l'art


Des tasses, des bols fins et délicats, au décor abstrait comme aquarellé
Des boîtes qui s’empilent, se dédoublent, s’élèvent comme des immeubles lilliputiens. Des plaques de terre, fines comme des feuilles de papier
Des lignes sinueuses comme des traits de plumes à l’encre de Chine
Des tâches de couleurs transparentes comme de l’aquarelle
Des visages blêmes aux yeux hagards comme des fantômes resurgis du passé 

Karima Duchamp est céramiste et plasticienne. Chacun des deux modes d’expression lui permettent d’explorer la matière et ses métamorphoses. Matière terre et matière picturale. Dans son atelier à Mulhouse, elle invente un monde de lignes et de couleurs, de formes et de visages peints sur terre cuite émaillée à l’engobe ou peint à l’huile et technique mixte sur toile ou papier. 

Karima Duchamp est née dans le Doubs. Après des études universitaires en langues étrangères et un long séjour à Manchester et à Londres, elle a commencé à peindre à la fin des années 90. Petit à petit son expression plastique s’est affirmée, son désir d’apprendre et de rechercher la forme juste s’est déployé et lentement a germé en elle le désir inextinguible de créer. Au tournant de l’an 2000, elle a suivi la formation de la Maison de la Céramique à Mulhouse, puis elle obtint avec mention, le Diplôme National d’Expression Plastique à l’Ecole des Beaux-arts de Besançon. Ses créations en céramique lui ont valu de nombreuses expositions en France et à l’étranger, et de nombreux prix et récompenses lui ont offert une reconnaissance internationale de céramiste. 

Travaillant le kaolin, argile blanche de porcelaine, elle crée de multiples objets utiles et délicats. Ses tasses, bols, cuillères sont des réceptacles poétiques et fragiles. Connaissant parfaitement le matériau de la porcelaine, Karima Duchamp est allée explorer le champ de la création plastique. Elle s’est mise à construire des boîtes en forme de parallélépipèdes avec couvercle puis des cubes empilés, devenant des structures complexes qui ressemblent étrangement à des habitations, à des immeubles en miniature. Sur les parois, Karima Duchamp dessine des fenêtres aveugles, des silhouettes longeant les murs, des murs lézardés, des grilles fermées, images floutées, empreintes effacées... 

Karima Duchamp a un besoin vital de travailler la terre, sa matérialité particulière, sa lourdeur, sa densité, sa fermeté, qui deviennent sous ses mains et sa créativité, fragilité, délicatesse, opalescence. A force de travail, elle a réussi à maîtriser la plaque de terre pour lui donner toujours plus de finesse jusqu’à donner l’impression de feuille de papier. Sur les plaques de porcelaine, elle peint avec des engobes transparents comme de l’aquarelle, des lignes fines comme tracées à l’encre de Chine. 

Karima Duchamp dessine beaucoup, chaque jour ; dans son carnet de voyage qui ne la quitte pas, elle cherche, invente, explore ; elle lit des magazines, elle découpe et colle des images, des extraits de texte qui nourrissent ses réflexions. Elle aime par-dessus tout la ruine, les dégradations du temps, les fleurs fanées, le silence si particulier du passé composé de bribes de souvenirs épars. Elle se promène chaque jour sur la toile pour saisir le temps qui passe, les « pourquoi pas » qui surgissent et accompagnent de leur dynamisme les idées qui naissent. C’est ainsi qu’elle voyage chaque jour à l’intérieur de son atelier et sur la toile immense des connexions virtuelles.

Elle a beaucoup voyagé, elle est partie en résidence au Japon en 2013 et en 2018, à Philadelphie en 2015, en Allemagne en 2019, en Chine en 2021. Ses voyages réels et virtuels sont un riche terreau qui lui permettent de cultiver sa curiosité et sa créativité. 

Depuis de longues années, son travail de céramiste se double d’une création plastique. Lorsqu’elle peint, elle travaille les fonds de la toile en malaxant la peinture, en superposant les couches, en triturant la matière, travail comparable à celui de la céramiste qui prépare sa terre. Ce corps à corps avec la matérialité picturale lui est nécessaire. C’est par cette confrontation avec la matière qui épuise sa force et sa violence qu’elle essaye d’atteindre la légèreté. Elle peint le fond, en rajoute, gratte, repeint une nouvelle couche, superpose, étale, frotte. Elle lave beaucoup ses couleurs, maltraite ses fonds. Les couleurs sont souvent dissonantes, composées d’accords acides, d’audaces chromatiques qui rendent un son un peu grinçant.
C’est comme si, au fur et à mesure de la contemplation, se dégageait un silence habité, un mystère qui se révèle, un secret enfoui qui remonte à la lumière du crépuscule vespéral. En peignant, en se laissant porter sur la ligne du temps qui glisse imperturbablement, Karima Duchamp sent en elle remonter les souvenirs effacés, les secrets indicibles, les peurs refoulées. Peu à peu, les formes adviennent, remontent à la surface de la toile, s’affirment et se détachent. Les couleurs se densifient, et explosent en des chromatismes intenses et contrastés. C’est peu à peu, lors du travail de préparation que les choses adviennent et que les silhouettes apparaissent. Visages floutés, silhouettes dessinées, regards vides et comme perdus à l’intérieur d’eux-mêmes, mains à peine esquissées déjà vides et abandonnées. Les figures se dévoilent, surgissent des profondeurs, se dissolvent, remontent comme autant de visages venus des eaux sombres de la mémoire. Quand elle allait, enfant, se balader sur les chemins de terre, quand elle jouait avec la glaise, quand elle glissait sur les talus râpés été comme hiver sur de vieux cartons pour des glissades toujours recommencées. Remontent alors à la mémoire les odeurs d’herbe, de terre, de pluie, les odeurs de l’enfance... Karima Duchamp s’échappe du présent, elle flotte en apesanteur. 

A présent, Karima Duchamp se sent en pleine métamorphose. Elle entre dans une nouvelle période. Elle « entre » en peinture signe d’un passage, d’une traversée du miroir à la découverte d’elle-même et de sa création toujours recommencée.

Catherine Koenig, le 5 mars 2020 


The Visible/ the invisible, exposition personnelle - Landes Museum, Oldenburg, août 2015

par Monika Gass, directrice du Musée de la Céramique du Westerwald, Allemagne


C’est Karima Duchamp elle-même qui m’a proposé la phrase la plus intéressante quant à ses travaux. Elle a cité Agnes Martin, une artiste américaine qui est passée de la peinture naturaliste à l’expressionnisme et qui a exposé à la Dokumenta de Kassel et à la Biennale de Venise. 

Martin dit « dans ma peinture, il ne s’agit pas de montrer ce qui se voit. 

« My painting are not about what is seen. »  

Cela s’applique aussi au titre de l’exposition de Oldenburg. 

“Was wir sehen/was wir nicht sehen” (ce que nous voyons/ ce que nous ne voyons pas)

Le travail de Karima Duchamp, son style se réalise lentement, pour elle comme pour la personne, homme et femme, qui regarde… 

Là, je voudrais dire « dieu merci » car c’est là justement ce qui est intéressant, le plaisir de rentrer dans son œuvre, la lente découverte, la mise en valeur de la matière… 

Lorsque je vis ses travaux pour la première fois, lors d’un jury de céramique de 2014, je fus immédiatement fascinée : des images, des histoires… se déroulèrent tout de suite devant moi, sorties des surfaces des pièces couvertes de riches matières, des nombreuses facettes, des dessins, des fragments d’impression sur les surfaces de céramique, des fascinantes nuances de couleurs, des fragments de contes, des mondes imaginaires, de vagues bouts d’images…

Moi – et pas seulement moi – je fus confrontée à des pièces, comme de la mosaïque, qui bout à bout s’imposèrent à moi.

Presque dit/seulement pensé 

Un fil poétique dans une langue à moitié à demi-connue.

Questions qui se posent à mon subconscient : Est-ce que je connais ça ? Est-ce une confidence ? Est-ce que je mets quelque chose de personnel dans les motifs, dans les surfaces ? Qu’est-ce que je vois vraiment ? ou mieux, qu’est-ce qui m’est révélé de Karima Duchamp ?

Lors de la préparation de cette soirée, ici, à Oldenburg, je me suis renseignée : Quelle est l’intention de l’artiste ? Comment fait-elle pour atteindre cette épaisseur et cette poésie dans son travail ? 

L’utilisation de la céramique (de la terre) par Duchamp et des différents moyens de peinture servent pleinement à montrer ce qui ne peut l’être de façon manifeste, ce que tout un chacun ne voit pas immédiatement, les mots du langage courant sont trop pauvres, ne peuvent dire, et il faut de la poésie, de l’imagination pour traduire ce que notre affect nous renvoie. 

Il importe à l’artiste de matérialiser, de fixer avec la céramique ce que nous ressentons si fortement dans des situations d’amour, de joie, de peur, de stress.

Elle fixe, n’importe où dans les nombreuses facettes de sa peinture, dans les matières qui lui sont propres, ce qui à l’époque de la normalité est souvent bien « visible » que par les enfants, les artistes doués ou les « fous ». Elle essaie de dire et de décrire dans son expression artistique ce qui n’est pas facile de montrer de façon claire et précise. 

Karima Duchamp met spirituel dans son art. Elle nous met à disposition sa propre imagination, nous laisse comprendre comment son « IMAGO » s’exprime dans la force de ses dessins. 

Ainsi, en observant les représentations et les messages qui s’expriment dans la céramique, nous sommes associés aux procédés de création très personnels. Le rayonnement des travaux de Karima Duchamp change comme une devinette -des surfaces et des formes lourdes et chargées de milliers d’informations- mais qui, d’un autre côté, sont claires, esthétiques et terriblement belles.

Ce fut pour moi facile et lumineux, engageant de suivre la poésie de son « style ».

La matière est utilisée de façon spontanée, presque « free style », non orthodoxe suivant les exigences de son imagination artistique personnelle. 

Il semble qu’elle place dans un « flow » intuitif, les bonnes couleurs, les formes, les traits, les lignes, de telle sorte qu’apparaît une image d’une fascination toute particulière qui lui est propre. S’inscrit dans la matière un moment personnel, comme « décroché » de la réalité du moment.   

Dans cet effet double, que ce soit double pensée, double ressenti, ou double lumière, se rejoignent des choses difficiles à saisir et donnent un tout, quelque chose d’émotionnel, de difficile à décrire, qui bat dans les œuvres de Karima Duchamp sans livrer d’explication, de concret.

Malgré cela, c’est visible.

Son approche est la suivante :

Elle veut mêler le visible et l’invisible, composer une coulée puis l’exposer au feu dans l’espoir que le four, le feu, les températures infernales ne le détruisent aucunement, ne l’effleurent même pas et que la chaleur ardente la solidifie -non- elle espère que dans le meilleur des cas, le four ajoute quelque chose de bon, d’extra, un procédé qui n’existe pas dans la céramique.

Ombre et lumière, dit Karima Duchamp, présent et passé, concept et matière doivent s’amalgamer.

Pendant la préparation, j’ai bien-sûr posé des questions quant à la matière, le concept, la technique et la représentation ; Karima Duchamp m’a mis à disposition un puzzle très intéressant comme les abstractions, les moments de création, les idées qui sont en rapport avec sa manière de travailler.

Suivons un instant les prémisses de son chemin créatif.

Das was wir sehen, sehen wir nicht… what we see, we don’t see.

Elle emploie, joue et travaille avec des représentations à peine visibles, esquisses jetées, des indications, des représentations humaines, jamais exactes ou concrètes, des corps humains, comme des illusions, avec des parties effacées, imprécises, floues.

Elle emploie des traces du passé, des bouts d’images, des parties, des vestiges de l’histoire, elle travaille avec des choses « usées » qui portent une patine.

Elle travaille de façon distancée, réalité toujours vue de loin, avec d’autres yeux, avec les yeux d’un(e) autre.

Karima Duchamp se considère comme à côté, non concernée et avec un regard acéré.

Elle dispose des couches, qui sont comme de la peinture, du charbon, auquel s’ajoute le geste, le superficiel, l’enfermé, l’intime. Elle travaille patiemment, avec attention comme en méditation. Elle suit son intuition.

Karima Duchamp débuta sa carrière il y a 15 ans. Elle peignait alors sur toiles. Elle disposait des couches, des strates de couleurs, de matières, toujours plus épaisses. Elle était manifestement à la recherche de nouveautés. Elle m’a raconté qu’elle est tombée presque par hasard sur la céramique lors d’un cours et c’est la plasticité de la terre qui l’intéressa tout de suite.

C’est ainsi que Karima Duchamp commença une formation en céramique et la création d’un atelier. En franchissant les échelons de l’École des Beaux-Arts de Besançon, elle obtint le diplôme de Master of Art, ce qui donna un nouveau départ avec le médium terre, porcelaine, départ auquel elle aspirait.

Comme artiste éminente après le prix obtenu l’an dernier, ici à Oldenburg, elle partit aux USA dans le réputé Clay Studio de Philadelphie avec une bourse du magazine New Ceramics.

Elle put alors vivre un temps très intense et très créatif ; des collègues sympathiques l’aidèrent et organisèrent un environnement productif. Tout le matériel lui fut mis à disposition, des réponses à toutes les questions techniques furent données par des spécialistes.

Travailler était possible à tout moment et la présence d’étudiants et d’un public inspirant et différent du silence de l’atelier.

Assumer la présentation de son propre atelier et de parler de son chez elle a été ressenti comme une chance, une émotion.

Un séjour d’un mois est court pour transformer son propre travail. Néanmoins, Karima Duchamp put se consacrer plus intensément à chaque pièce, la fignoler plus longuement, travailler plus de strates avec plus de formes et de couleurs.

Pour toutes ces raisons, elle dit que cela ne sera pas sa dernière « artist in residence ».

L’avenir, selon son souhait, doit d’une part apporter continuité et affinement, d’autre part viennent des idées, des envies de sculptures. Elle a commencé à réfléchir à l’espace, à associer un environnement. Elle a pu prendre de la distance par rapport à son travail grâce au temps passé au Clay Studio, une chance de pouvoir réfléchir en prenant son temps.

Karima Duchamp a deux filles et la famille est habituellement son centre. Par expérience personnelle, je peux affirmer combien il est difficile de concilier les deux.

Son amour de la céramique se montre aussi dans son travail, son engagement sous d’autres aspects. Elle est correspondante pour Ateliers d’Art de France et depuis peu, chargée de cours à l’Institut européen des Arts céramiques de Guebwiller.

Revenons cependant aux œuvres exposées par l’artiste Karima Duchamp et son credo artistique : « Das was wirsehen, sehen wir nicht… what we see, we don’t see »

Des impressions visuelles complexes éveillent notre imagination. Si nous ne trouvons pas immédiatement une place, une image, une photo, une céramique d’autant plus intéressante…Si le professionnel est caché, reste dissimulé, ce qui est à vrai dire, le propre d’un travail artistique, alors cela commence à intriguer, à fasciner l’observateur et à inspirer l’observatrice.

Tous nos sens, notre esprit et notre intellect voudraient être sollicités, notre sens esthétique est peut-être attiré ou éduqué, mais notre instinct du jeu, notre curiosité nous présentent comme homo sapiens et homo ludens.

Et sans que nous devions nous tourner vers les impressionnistes et sans citer des peintres célèbres qui ont été immortalisés en céramique, quand vous faites vôtre une œuvre de Karima Duchamp, alors vous avez le luxe et le plaisir de voir chaque jour un autre décor.

Vous êtes alors vous-mêmes acteur de vos émotions et représentations : elle, l’artiste a trouvé un moyen pour exposer ses cent facettes pour qu’en fin de compte ses mille représentations montrent et reflètent leur complexité, pour vous montrer ce que vous ne voyez pas. Je suis sûre que vous apprendrez à découvrir toujours davantage.


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