texte de Monika Gass, directrice du Musée de la Céramique du Westerwald, Allemagne
exposition personnelle - The Visible/ the invisible – Landes Museum, Oldenburg, Août 2015
C’est Karima Duchamp elle-même qui m’a proposé la phrase la plus intéressante quant à ses travaux. Elle a cité Agnès Martin, une artiste américaine qui est passée de la peinture naturaliste à l’expressionnisme et qui a exposé à la Dokumenta de Kassel et à la Biennale de Venise.
Martin dit « dans ma peinture, il ne s’agit pas de montrer ce qui se voit.
« My painting are not about what is seen. »
Cela s’applique aussi au titre de l’exposition de Oldenburg.
“Was wir sehen/was wir nicht sehen” (ce que nous voyons/ ce que nous ne voyons pas)
Le travail de Karima Duchamp, son style se réalise lentement, pour elle comme pour la personne, homme et femme, qui regarde…
Là, je voudrais dire « dieu merci » car c’est là justement ce qui est intéressant, le plaisir de rentrer dans son œuvre, la lente découverte, la mise en valeur de la matière…
Lorsque je vis ses travaux pour la première fois, lors d’un jury de céramique de 2014, je fus immédiatement fascinée : des images, des histoires… se déroulèrent tout de suite devant moi, sorties des surfaces des pièces couvertes de riches matières, des nombreuses facettes, des dessins, des fragments d’impression sur les surfaces de céramique, des fascinantes nuances de couleurs, des fragments de contes, des mondes imaginaires, de vagues bouts d’images…
Moi – et pas seulement moi – je fus confrontée à des pièces, comme de la mosaïque, qui bout à bout s’imposèrent à moi.
Presque dit/seulement pensé
Un fil poétique dans une langue à moitié à demi-connue.
Questions qui se posent à mon subconscient : Est-ce que je connais ça ? Est-ce une confidence ? Est-ce que je mets quelque chose de personnel dans les motifs, dans les surfaces ? Qu’est-ce que je vois vraiment ? ou mieux, qu’est-ce qui m’est révélé de Karima Duchamp ?
Lors de la préparation de cette soirée, ici, à Oldenburg, je me suis renseignée : Quelle est l’intention de l’artiste ?Comment fait-elle pour atteindre cette épaisseur et cette poésie dans son travail ?
L’utilisation de la céramique (de la terre) par Duchamp et des différents moyens de peinture servent pleinement à montrer ce qui ne peut l’être de façon manifeste, ce que tout un chacun ne voit pas immédiatement, les mots du langage courant sont trop pauvres, ne peuvent dire, et il faut de la poésie, de l’imagination pour traduire ce que notre affect nous renvoie.
Il importe à l’artiste de matérialiser, de fixer avec la céramique ce que nous ressentons si fortement dans des situations d’amour, de joie, de peur, de stress.
Elle fixe, n’importe où dans les nombreuses facettes de sa peinture, dans les matières qui lui sont propres, ce qui à l’époque de la normalité est souvent bien « visible » que par les enfants, les artistes doués ou les « fous ». Elle essaie de dire et de décrire dans son expression artistique ce qui n’est pas facile de montrer de façon claire et précise.
Karima Duchamp met spirituel dans son art. Elle nous met à disposition sa propre imagination, nous laisse comprendre comment son « IMAGO » s’exprime dans la force de ses dessins.
Ainsi, en observant les représentations et les messages qui s’expriment dans la céramique (terre) nous sommes associés aux procédés de création très personnels. Le rayonnement des travaux de Karima Duchamp change comme une devinette -des surfaces et des formes lourdes et chargées de milliers d’informations- mais qui, d’un autre côté, sont claires, esthétiques et terriblement belles.
Ce fut pour moi facile et lumineux, engageant de suivre la poésie de son « style ».
La matière est utilisée de façon spontanée, presque « free style », non orthodoxe suivant les exigences de son imagination artistiques personnelles.
Il semble qu’elle place dans un « flow » intuitif, les bonnes couleurs, les formes, les traits, les lignes, de telle sorte qu’apparaît une image d’une fascination toute particulière (qui lui est propre). S’inscrit dans la matière un moment personnel, comme « décroché » de la réalité du moment.
Dans cet effet double, que ce soit double pensée, double ressenti, ou double lumière, se rejoignent des choses difficiles à saisir et donnent un tout, quelque chose d’émotionnel, de difficile à décrire, qui bat dans les œuvres de Karima Duchamp sans livrer d’explication, de concret.
Malgré cela, c’est visible.
Son approche est la suivante :
Elle veut mêler le visible et l’invisible, composer une coulée puis l’exposer au feu dans l’espoir que le four, le feu, les températures infernales ne le détruisent aucunement, ne l’effleurent même pas et que la chaleur ardente la solidifie -non- elle espère que dans le meilleur des cas, le four ajoute quelque chose de bon, d’extra, un procédé qui n’existe pas dans la céramique.
Ombre et lumière, dit Karima Duchamp, présent et passé, concept et matière doivent s’amalgamer.
Pendant la préparation, j’ai bien-sûr posé des questions quant à la matière, le concept, la technique et la représentation ; Karima Duchamp m’a mis à disposition un puzzle très intéressant comme les abstractions, les moments de création, les idées qui sont en rapport avec sa manière de travailler.
Suivons un instant les prémisses de son chemin créatif.
Das was wir sehen, sehen wir nicht… what we see, we don’t see.
Elle emploie, joue et travaille avec des représentations à peine visibles, esquisses jetées, des indications, des représentations humaines, jamais exactes ou concrètes, des corps humains, comme des illusions, avec des parties effacées, imprécises, floues.
Elle emploie des traces du passé, des bouts d’images, des parties, des vestiges de l’histoire, elle travaille avec des choses « usées » qui portent une patine.
Elle travaille de façon distancée, réalité toujours vue de loin, avec d’autres yeux, avec les yeux d’un(e) autre.
Karima Duchamp se considère comme à côté, non concernée et avec un regard acéré.
Elle dispose des couches, qui sont comme de la peinture, du charbon, auquel s’ajoute le geste, le superficiel, l’enfermé, l’intime. Elle travaille patiemment, avec attention comme en méditation. Elle suit son intuition.
Karima Duchamp débuta sa carrière il y a 15 ans. Elle peignait alors sur toiles. Elle disposait des couches, des strates de couleurs, de matières, toujours plus épaisses. Elle était manifestement à la recherche de nouveautés. Elle m’a raconté qu’elle est tombée presque par hasard sur la céramique lors d’un cours et c’est la plasticité de la terre qui l’intéressa tout de suite.
C’est ainsi que Karima Duchamp commença une formation en céramique et la création d’un atelier. En franchissant les échelons de l’École des Beaux-Arts de Besançon, elle obtint le diplôme de Master of Art, ce qui donna un nouveau départ avec le médium terre, porcelaine, départ auquel elle aspirait.
Comme artiste éminente après le prix obtenu l’an dernier, ici à Oldenburg, elle partit aux USA dans le réputé Clay Studio de Philadelphie avec une bourse du magazine New Ceramics.
Elle put alors vivre un temps très intense et très créatif ; des collègues sympathiques l’aidèrent et organisèrent un environnement productif. Tout le matériel lui fut mis à disposition, des réponses à toutes les questions techniques furent données par des spécialistes.
Travailler était possible à tout moment et la présence d’étudiants et d’un public inspirant et différent du silence de l’atelier.
Assumer la présentation de son propre atelier et de parler de son chez elle a été ressenti comme une chance, une émotion.
Un séjour d’un mois est court pour transformer son propre travail. Néanmoins, Karima Duchamp put se consacrer plus intensément à chaque pièce, la fignoler plus longuement, travailler plus de strates avec plus de formes et de couleurs.
Pour toutes ces raisons, elle dit que cela ne sera pas sa dernière « artist in residence ».
L’avenir, selon son souhait, doit d’une part apporter continuité et affinement, d’autre part viennent des idées, des envies de sculptures. Elle a commencé à réfléchir à l’espace, à associer un environnement. Elle a pu prendre de la distance par rapport à son travail grâce au temps passé au Clay Studio, une chance de pouvoir réfléchir en prenant son temps.
Karima Duchamp a deux filles et la famille est habituellement son centre. Par expérience personnelle, je peux affirmer combien il est difficile de concilier les deux.
Son amour de la céramique se montre aussi dans son travail, son engagement sous d’autres aspects. Elle est correspondante pour Ateliers d’Art de France et depuis peu, chargée de cours à l’Institut européen des Arts céramiques de Guebwiller.
Revenons cependant aux œuvres exposées par l’artiste Karima Duchamp et son credo artistique : « Das was wirsehen, sehen wir nicht… what we see, we don’t see »
Des impressions visuelles complexes éveillent notre imagination. Si nous ne trouvons pas immédiatement une place, une image, une photo, une céramique d’autant plus intéressante…Si le professionnel est caché, reste dissimulé, ce qui est à vrai dire, le propre d’un travail artistique, alors cela commence à intriguer, à fasciner l’observateur et à inspirer l’observatrice.
Tous nos sens, notre esprit et notre intellect voudraient être sollicités, notre sens esthétique est peut-être attiré ou éduqué, mais notre instinct du jeu, notre curiosité nous présentent comme homo sapiens et homo ludens.
Et sans que nous devions nous tourner vers les impressionnistes et sans citer des peintres célèbres qui ont été immortalisés en céramique, quand vous faites vôtre une œuvre de Karima Duchamp, alors vous avez le luxe et le plaisir de voir chaque jour un autre décor.
Vous êtes alors vous-mêmes acteur de vos émotions et représentations : elle, l’artiste a trouvé un moyen pour exposer ses cent facettes pour qu’en fin de compte ses mille représentations montrent et reflètent leur complexité, pour vous montrer ce que vous ne voyez pas. Je suis sûre que vous apprendrez à découvrir toujours davantage.